Chaque jour, il était là. Il semblait attendre sa destinée. Cela faisait des années que la Mort l’observait mais déniait prendre pourtant son existence. Son heure n’était pas venue, sa quête ne s’était pas achevée. Il avait encore une mission à accomplir, celle de retrouver son bonheur. Il avait les reliquats d’une belle jeunesse, un crâne quelque peu dégarni, des rides sévères traversaient son front, quelque traces d’un baroudeur, un teint encore un peu basané, face à ce coucher de soleil, l’astre s’endormait chaque jour face à lui, comme en ce jour de janvier. Svelte, il était encore un peu sportif, il allait de sa demeure d’Ashrafieh à Raouché prêt de l’AUB. Chaque jour, chaud ou froid ne lui faisaient pas peur. Il bravait les incertitudes des pluies, les coups de soleil, il semblait avoir pris rendez-vous avec quelque chose, quelqu’un qui lui faisait faux-bond chaque jour.
Parfois, quelques passants l’apostrophaient du nom de Charles. Pas d’Abou comme ici, il était resté seul dans sa vie, se contentant d’une existence sommaire basée sur la réussite. Le bonheur lui avait échappé. Son existence lui semblait quelque peu vide, à son grand regret.
Face à cette mer, il attendait, tempêtes des évènements ou tempêtes au sens réel ne lui faisaient pas peur. Il était là, se portait présent, les bravait.
Depuis sa retraite, il y passait ses journées, quittant son quartier, se dirigeant à pied des collines beyrouthines vers le littoral, remarquant à peine en chemin les grattes-ciels surgissant, immergeant les demeures traditionnelles, vidées de leurs habitants au profit des promoteurs, de la capitale libanaise.Sa maison semble être également témoin de ses changements, il y collectionne les souvenirs d’une vie, de vieux portraits de ses parents, d’une vie sociale autrefois riche, ils sont tous partis, il est le dernier.
En chemin, il ne trouve plus son manouché quotidien, autrefois vendu par un vendeur à la sauvette dans le quartier de Gemmayzeh. Il avait lui aussi disparu emporté par un pub. Des jeunes errent encore ivres d’une nuit où ils ont cru possible l’aventure de leur vie. Son café de verre, Ahwet Etzez, comme on l’appelait, a aussi disparu depuis, emporté par la vague d’une fièvre immobilière, remplacé par un nouveau venu, un temple du Dieu Argent, il a remplacé le Dieu Véritable lui aussi. Il n’y trouve pas le même goût, il poursuit son chemin sans plus y prêter attention. Il a l’impression d’être un fossile d’une période aujourd’hui résolue, d’un Beyrouth d’antan ou il faisait encore bon vivre, ou s’épanouissaient encore quelques vergers qu’on pouvait encore cueillir à la sauvette.
Son Beyrouth disparaissait, il faisait encore résistance à cette idée, violence à lui-même, sa mission ne s’était pas achevée. Ses yeux étaient secs, mais remplis d’amertume. il vivait le regret d’avoir perdu quelque chose peut-être, ou de ne l’avoir pas accompli. Sa vie aurait été différente.
Un jour, une jeune femme s’est assise sur ce même banc, de l’autre côté, elle était jeune, pleine de vie, belle. Elle était brune, elle portait une longue robe noire mais semblait prostrée, une urne entre les mains. Elle avait peut-être une mission à accomplir, elle aussi.
Elle était là, présente et absente à la fois, fort d’un tracas qui ne semblait pas être celui du quotidien. Des larmes affleuraient ses joues. Elle était à la fois heureuse et malheureuse d’être présente sur ce banc, à cette heure précise. L’urne qu’elle portait semblait être son poids, elle qui était si fine, si élancée. A son dos, un tatouage… Une belle inconnue à l’air triste, comme emportée par un tourment dont elle a fait sien.
Elle portait la noblesse d’un visage qu’on ne voit que dans les tableaux des maîtres italiens. Il rappelait celui d’un portrait de Bartolomeo Veneto, une véritable Joconde orientale des temps de jadis, à un détail prêt, elle n’était pas rousse mais possédait de long cheveux d’un noir de jais, et des yeux d’une tristesse qui ne saurait être cachée.
Elle sorti de son sac à main, un vieux calepin dont les pages semblaient être jaunis par le temps. Ce n’était pas le sien, il devait faire bien plus d’années qu’elle. Un autre témoin d’un passé auquel elle s’est attachée à déchiffrer. Elle commença par le parcourir, il y avait des textes manuscrits, des récits d’une écriture témoin d’un temps lointain et des croquis, des dessins d’une belle époque révolue, celle des soirées mondaines de Beyrouth, l’ancienne, des maisons disparues dont elle souhaitait retrouver des traces. L’intérieur d’un palais emporté par les vagues bétonnées modernes dont il ne reste que des murs percés par les trous des bombes et impacts de balles, le récit d’une soirée comme on n’en fait plus aujourd’hui, d’un bal ou paraissent de vrais princesses aux robes dentelées longues et de vrais gentlemen en costume d’époque, queue de pie à l’appui. La vie était plus simple, les gens s’aimaient, se respectaient. On semblait encore loin de la guerre fratricide qui a emporté ce beau monde vivant dans l’insouciance d’un avenir qui se promettait de n’être que meilleur. Du moins, le pensait-on. Personne ne croyait que ce temps allait s’éteindre ainsi, sous le prétexte fallacieux de luttes religieuses ou d’un conflit pour des autres qui ignoraient même ce qu’était le Liban.
On était loin des bars et autres restaurants que ces jeunes du même âge fréquentent insouciemment aujourd’hui, là où même des vies se sont faites et défaites, il y a bien des années, à proximité de la Ligne Verte de sinistre mémoire.
Une esquisse d’un sourire au viel homme assis à côté d’elle, un inconnu. Ils semblaient se connaitre sans se connaitre. Un lien, l’espace d’un moment par le regard, une complicité établie furtivement. Elle voulu saisir sa chance de comprendre ce qu’était ce passé, peut-être avec ce dernier témoin vivant de cette belle époque.
Il ne lui donnait pas le temps et déjà, remarquant son léger malaise, lui tendit un mouchoir en tissus pour essuyer les larmes qui commençaient à couler le long de ses joues. Elle engagea la conversation exposant le récit de sa peine. L’urne contenait les cendres de sa défunte Mère, partie à l’étranger depuis fort longtemps.
Elle avait découvert dans le calepin, une histoire à peine croyable. Il s’agissait du journal intime de sa génitrice, avec une incroyable vérité, elle qui vécut à l’étranger depuis sa naissance pensait que sa Grand Mère avait quitté à cause de la guerre. C’était peu dire…
Sa mère rencontrait son amant dans ce même quartier, à l’orée du Centre-Ville de la Capitale. Même s’ils appartenaient à la même classe sociale, ils étaient différents pour cause de religion. Ils bravaient alors un interdit: Elle était promise à un autre membre de sa communauté qu’elle n’aimait pas. Eux, ils étaient amoureux mais se devaient de vivre au-jour-le-jour, sans penser à ces lendemains où ils pourraient être amenés à se séparer.
d’abord un amour platonique, une rencontre fortuite les avaient amené à se côtoyer lors d’un dîner quelque peu officiel ou ils avaient entamé une discussion fort intéressante qu’on qualifierait aujourd’hui d’intellectuelle, passant allègrement de la politique alors moins acharnée que de nos jours, à la musique classique à l’Opéra dont ils étaient tous les deux des amateurs éclairés, en passant à la philosophie d’Engel et aux peintres flamants et italiens. Ne se connaissant pas, mais appréciant la qualité de leurs discussions, ils s’étaient déjà promis l’un à l’autre de poursuivre ce débat, dès que les circonstances le permettraient. Dès ce premier jour, ils souhaitaient de se revoir dès que possible pour échanger cette complicité soudaine, à l’ombre d’une terrasse attenante à une vielle maison de pierre aux fameuses tuiles rouges qui faisaient la fierté du quartier alors.
Devenu son amant ensuite, il la retrouvait dans mes jardins des villas cossus qui abritaient leurs amours interdits à plusieurs titres. Il possédait une des clés d’un jardin interdit au public, il s’agissait de l’Eden de ses grands-parents. Il écoutait alors religieusement jusqu’à ce qu’elle lui avoue que sa mère, tout juste décédé lui avait demandé de disperser ses cendres en ce lieu même. Il ignorait pourquoi.
Ce récit rappelait à Charles le sien, celle de l’amour d’une vie qu’il n’a pas su oublier. Ils ont été amené à se séparer, par cette fameuse ligne verte qui en réalité était sanglante.
Aux premiers jours de la guerre, Charles n’arriva pas à passer. L’odeur âcres et pestilentielles des souks en feu, mêlant senteurs d’épices à celles des plastiques avec le pillage commis par les miliciens avaient amené ses parents à l’enfermer à leur domicile. Lui pourtant en avait la volonté, jusqu’à tenter une fois de descendre par les fenêtres. Il se sentait dans l’obligation de retrouver sa tendre. Et puis, une fois, quelques mois après, il avait réussi et personne ne peut l’en empêcher. Elle était déjà partie, disparue.
Chaque jour, il venait, revêtait un beau costume au cas ou. Il pensait qu’il avait échappé aux drames qui ont émaillé la guerre civile, il avait vécu cette période comme beaucoup d’autres au fond des abris, bravant parfois les snipers des lignes de démarcations, ils ont fini par se lasser de lui, ils lui laissaient la vie saine et sauve, ils devinaient en lui qu’il n’était plus un ennemi, pas même un ami. Il était devenu une figure à qui on demandait si en face, l’ennemi était vraiment un monstre. Il rétorquait qu’ils étaient des hommes comme eux, avec la même chair, le même sang.
En son fort intérieur, il était à l’image de ce pays, incapable de tourner une page de ce récit qui était le sien.
Enceinte et désespérée, sans nouvelle de son amant, elle était parti, en France, pour mettre au Monde, une fille. Par les circonstances du Liban, elle le pensait mort, décédé alors qu’il tentait de passer cette césure qui déchire Beyrouth en essayant de la rejoindre. Elle n’avait aucune nouvelle, sa famille pensait qu’elle les avait déshonoré. Elle voulait vivre, éviter le crime d’honneur et ainsi que sa fille, Yara, puisse vivre sa vie.
Passant chaque jour devant les vitrines d’une boutique parisienne, elle rêvait de donner à sa fille, la robe de princesse qu’elle était pourtant au Pays. Princesse de coeur! Jour après jour, année après année, elle gardait le secret des origines, jusqu’à en tomber malade, disparaissant au fur et à mesure alors que grandissait Yara. Seul restait le témoignage de feuilles jaunies qu’elle découvrit à son décès.
À sa mort, Yara décida de retourner sur les pas de sa mère. Un retour aux origines qu’elle ne connaissait pas, des lieux connus de sa mère et de ce père où elle n’avait jamais mis les pieds. Sa famille, elle refusait de les voir, ils avaient bien rejeté leur fille, leur soeur, même dans la maladie. Même si les époques avaient changé, elle était toujours une bâtarde à leur yeux, eux qui couchent à droite et à gauche pourtant et qui s’orgueillent d’être des gens biens, comme on l’entend localement. Une mentalité différente de ce qu’elle avait jusque là connu à l’étranger.
Elle suivait les traces des lieux hantés par la mémoire de sa mère comprenant sa souffrance dans l’épopée de sa vie, jusqu’à retrouver cet inconnu … son père.